Avec la jurisprudence « Magill » du 5 octobre 1995, la Cour de justice des Communautés européennes a amorcé un virage fondamental dans sa manière de chercher à concilier le droit d’auteur et le droit de la concurrence. Désormais, l’incrimination du refus de vente peut s’appliquer à tous les usages du droit d’auteur. La question ne se limite plus qu’au fait de savoir si le refus, par un titulaire de droits d’auteur, d’accorder une licence est assimilable, et si oui dans quelle mesure, à un refus de vente. Antérieurement à ce fameux arrêt, la réponse était négative sur le plan de la théorie car on considérait que les domaines du droit d’auteur et du droit de la concurrence s’excluaient mutuellement. Le Traité CE interdit au juge communautaire de remettre en question l’existence d’une protection par le droit d’auteur sur une œuvre, celle-ci ne relève que de la législation nationale des Etats membres.
Au fil d’une jurisprudence complexe entamée dans les années 60, la CJCE s’est efforcée de soumettre progressivement au droit de la concurrence l’usage des droits d’auteur par leurs titulaires. Cela a commencé en distinguant « l’existence » du droit et son « exercice ». Puis, s’est poursuivi en discernant un « bon » exercice d’un « mauvais » : le bon exercice du droit d’auteur étant l’usage qui entrait dans ce que le juge appelait l’ « objet spécifique » du droit d’auteur et cet « objet spécifique » (difficilement défini car il passait par l’analyse de la « fonction essentielle » du droit d’auteur ce qui constitue un débat en soi) était censé être un « safe harbor » (comme on dit en droit financier quand on est chic). Cela voulait dire que tant que l’on faisait un usage de son droit (accorder ou ne pas accorder de licence) conforme à cet objet spécifique, on n’était en aucun cas inquiété par le droit de la concurrence, quand bien même les motivations de cet usage auraient été anticoncurrentielles.
Mais nous avons noté que cette notion, qui devait délimiter comme sur une carte le champ d’action du droit de la concurrence et celui du droit d’auteur (appliquant, selon nous, un arbitrage « horizontal » entre ces deux droits) s’est révélée impossible à définir. Par la technique juridique on croyait avoir dépassé le problème, on n’avait en fait que déplacé, par un jeu sémantique, les difficultés. Plus sortaient les jurisprudences censées mieux définir l’objet spécifique du droit d’auteur, plus ce sanctuaire se voyait traversé par des tunnels et attaqué de toutes parts, si bien qu’on ne savait plus quand on était hors de portée du droit de la concurrence, voire même on doutait qu’une telle éventualité existât réellement.
La conciliation horizontale était donc un échec. Toute cette théorie fondée sur une séparation hermétique entre les domaines de ces deux droits a volé en éclats. Le dernier bastion, l’objet spécifique, est tombé. Le coup de grâce est venu de l’idée que même si l’exercice, par un titulaire, de son droit d’auteur entrait dans le champ de cet objet spécifique, le droit de la concurrence pourrait toujours s’appliquer en cas de « circonstances exceptionnelles ». C’est l’expression « circonstances exceptionnelles » qui constitue la véritable révolution de la jurisprudence Magill : la Cour pose trois critères pour identifier lesdites circonstances, mais il apparaît cependant qu’avec ces critères, les circonstances ne sont plus du tout exceptionnelles, elles deviennent la règle. L’arrêt Magill instaure dans les faits une relation « verticale », c'est-à-dire hiérarchique, entre droit de la concurrence et droit d’auteur, le premier encadrant le second (au mépris de la lettre de l’article 36 du Traité CE mais passons) et définissant lui-même les cas d’exonération.
On le sait, la jurisprudence Magill n’est qu’une première étape. Dans l’arrêt « IMS Health » du 29 avril 2004, la Cour a précisé que par « circonstances exceptionnelles » elle entendait les cas où la licence constitue une « facilité essentielle ». Cette précision est la transcription d’une théorie économique née aux Etats-Unis à propos des gares de chemin de fer. Un refus de concéder une licence sur une œuvre serait vu comme un refus de donner accès à une facilité essentielle, donc comme un refus de vente, donc comme un abus de position dominante. Cette donnée n’a pas été vue comme une bonne nouvelle du côté des supporters du droit d’auteur car les critères de définition d’une facilité essentielle, appliqués à un droit de propriété intellectuelle, amènent à considérer quasiment tout droit sur une œuvre comme une facilité essentielle.
C’est l’avocat général C. Gulmann qui, dans ses conclusions dans l’arrêt Magill, a le mieux résumé les inquiétudes des titulaires de droits sur des biens culturels. Il imaginait ce que deviendrait le droit d’auteur au contact du droit de la concurrence : « ainsi pourrait il y avoir abus dans les cas suivants : un auteur de nouvelles qui s’opposerait à la publication d’une de celles-ci dans une anthologie ; un affichiste qui s’opposerait à l’utilisation dans une carte de Noël d’un dessin protégé ; le titulaire des droits d’auteur sur le personnage de dessin animé « Popeye », qui s’opposerait à l’impression de celui-ci sur un tee-shirt : les propriétaires de journaux paraissant le dimanche qui s’opposeraient à ce que ITP publie simultanément, dans TV times, leurs rubriques spécialisées ; l’auteur dramatique qui s’opposerait à ce qu’une de ses pièces fasse l’objet d’un film ; l’auteur de calendriers lunaires ou de marées, de recettes culinaires ou d’une liste d’églises romanes en Angleterre, qui s’opposerait à la reproduction de ses œuvres. »
Les autorités de la concurrence ont entendu les critiques qui s’élevaient contre l’application de la théorie des facilités essentielles au droit d’auteur. Ainsi, dans un avis relatif aux pratiques de l’INSEE (avis n°01-A-18 du 28 décembre 2001), le Conseil de la concurrence admettait que « le droit des facilités essentielles (…) repose sur une logique qui semble incompatible avec les choix discrétionnaires reconnus aux détenteurs de droit de propriété intellectuelle, dans le cas où la mise à disposition de la facilité suppose également la cession d’un droit de propriété intellectuelle ».
En conséquence de quoi des arrêts de la CJCE, du Conseil de la concurrence et de la Cour de cassation ont restreint le champ de cette notion. Une certaine prudence transparaît notamment dans l’arrêt précité du TPICE daté du 17 septembre 2007 et relatif à l’affaire « Microsoft ». Le Tribunal confirme en tout point l’utilisation faite par la Commission de la démarche dégagée de l’arrêt « IMS Health » mais il ressent comme le besoin d’étayer l’application des critères traditionnels par d’autres constatations qui traduisent une véritable malveillance de la part de l’opérateur. Ainsi, outre le fait bien sûr que Microsoft refusait de transmettre des données permettant à ses concurrents de développer des produits concurrents du lecteur Windows Media Player et compatibles avec le système d’exploitation Windows, le Tribunal relève que la firme n’avait pas toujours agi ainsi. Ceci constituait une « rupture dans le mode de distribution » et trahissait la démarche prédatrice de Microsoft. Ce point est relevé en marge du raisonnement juridique, ce qui n’indique pas encore à notre sens un infléchissement de la jurisprudence IMS Health, mais signal que le juge communautaire est mal à l’aise lorsqu’il s’agit d’appliquer rigoureusement la théorie des facilités essentielles à un droit d’auteur.
Il demeure qu’en l’état de la jurisprudence, rien ne permet de garantir que les biens culturels sont préservés de l’intrusion du droit de la concurrence, et de la qualification de refus de vente. Nous n’avons que l’assurance de la part des autorités de la concurrence que « cette jurisprudence concerne surtout des biens informationnels qui connaissent une extension considérable de leur champ de protection légale » (Rapport d’activité du Conseil de la concurrence pour l’année 2004).
On ne saurait se satisfaire de cette maigre assurance pour deux raisons. D’une part, cela voudrait dire que l’on sait faire la différence entre les biens informationnels et les biens culturels. Or cette distinction, et derrière, celle de la distinction entre les « œuvres-produits » et les « œuvres d’art » est une impasse philosophique, économique, politique et, a fortiori, juridique. D’autre part, il demeure qu’aucun rempart juridique ne garantit que le pas ne sera pas franchi.
La question de savoir si l’industrie culturelle fait intégralement partie de l’économie ou doit faire l’objet d’un traitement spécial constitue un point de friction au niveau international (on en veut pour illustration les difficiles négociations des accords ADPIC au niveau de l’OMC). Dans ces conditions, il est illusoire d’attendre des autorités de la concurrence qu’elles trouvent à court terme le moyen de brider la jurisprudence Magill et ses suites pour épargner les biens culturels. Nous proposons donc de prendre les devants.
Le prochain article finira de démontrer l’existence d’un risque réel pour les biens culturels en appliquant au droit d’auteur les critères d’application de l’abus de position dominante.
Romain Hazebroucq
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