mercredi 14 novembre 2007

4. Relecture critique de la vraie nature du droit de la concurrence

Nous abordons aujourd'hui le cœur de l’objectif de ces articles. Pour trouver un moyen de concilier le droit d’auteur avec le droit de la concurrence, il nous semble indispensable de clarifier préalablement la vision que l’on a de l’un et de l’autre droit. Nous proposons une vision des choses qui prend parti :
- le droit de la concurrence a pour objectif de procéder à une allocation optimale des ressources ;
- le droit d’auteur est un droit multiple.

Dans cet article, nous expliciterons l’idée selon laquelle le droit de la concurrence a pour objectif de procéder à une réallocation des droits en faveur de ceux qui maximiserons leur rentabilité économique. Certains auteurs considèrent le droit comme une construction intellectuelle abstraite. A ce titre, il n’est pas une science du réel comme peut l’être la physique. Par conséquent, le processus de création du droit est toujours le même. D’abord on pose des notions suffisamment abstraites pour survivre aux évolutions de la politique (comme les notions de biens, de personne, d’obligations …). La traduction en droit des évolutions sociales et politiques se fait ensuite fait par l’élaboration de législations spécifiques.

Le droit de la concurrence n’entre pas dans ce schéma, c’est un droit particulier. Il présente deux caractères : il est un droit de régulation et, à notre sens, un droit téléologique.

Notre droit est basé sur le modèle de la réglementation : les normes sont dictées de l’extérieur. Ce modèle a ses faiblesses, notamment le risque que la solution décrétée pour résoudre un problème soit trop tardive et inadéquate. La mode est aujourd’hui de préférer la régulation, plus flexible. En mécanique, la régulation désigne « l’ajustement spontané d’une machine aux objectifs qui lui sont assignés ». Mais si on ajuste une machine, c’est pour qu’elle remplisse mieux les fonctions qu’on lui a allouées. Il faut donc avoir énoncé clairement les objectifs avant de déléguer le traitement des difficultés à des autorités de régulation. On a pu croire que la science des experts qui siègent dans les autorités de régulation permettrait de « faire l’économie des disputes politiques ou des conflits d’intérêts, et de transcender en quelque sorte la vieille opposition de l’Etat et du Marché. L’harmonie par le calcul pourrait ainsi se substituer à l’arbitraire des lois » . La préférence pour la régulation masque en fait une forme démission des autorités publiques face à leur mission d’assigner des objectifs clairs, des directions réfléchies.

L’objectif affiché du droit de la concurrence est de promouvoir l’intérêt du consommateur. Cette vision des choses nous semble simpliste. Si l’on accepte cet objectif tel quel, on peut en effet considérer que le droit de la concurrence et le droit d’auteur poursuivent la même finalité : « par principe, le droit de la concurrence ne s’oppose pas au droit de la propriété littéraire et artistique » car « l’application du droit de la concurrence (…) peut (…) d’ailleurs jouer un rôle prépondérant et nécessaire en faveur du pluralisme et de la diversité culturelle, en veillant notamment à l’intérêt des consommateurs » (Rapport au CSPLA précité, n°12). Selon nous, tous les droits sont conçus pour promouvoir l’intérêt collectif. Si ce simple constat suffisait à écarter toutes les sources de conflit, les trois-quarts des juristes n’auraient plus de travail.

Toutes les relations marchandes, et par conséquent la plupart des relations sociales, ne peuvent se réduire à cette simple dichotomie : l’opérateur de marché d’un côté et le consommateur de l’autre. Sans entrer dans la dénonciation de l’artificialité de la notion de consommateur (beaucoup de manuels de sociologie montrent que les relations sociales ne se fondent pas sur la recherche de la maximisation du profit mais tout au contraire sur le don et l’engagement de l’individu), nous soutenons l’idée que ce n’est pas là le véritable but du droit de la concurrence.

Les articles 81 et 82 sont historiquement une suite logique de l’objectif de libre circulation des marchandises qui lui-même a un but politique : la constitution d’un marché commun. Depuis longtemps, on a soutenu que l’action du droit communautaire de la concurrence était avant tout téléologique. La CJCE l’a rappelé dans l’un des premiers arrêts relatifs au droit d’auteur et au droit de la concurrence, l’arrêt Deutsche-Grammophon : « L’exercice d’un droit de propriété industrielle tombe sous la prohibition du traité chaque fois qu’il apparaît comme étant l’objet, le moyen ou la conséquence d’une entente, qui (…) a pour effet de cloisonner le marché », car le Traité a comme « but essentiel », la fusion des marchés nationaux en un marché unique.

La concurrence n’est donc pas la fin mais le moyen de la politique communautaire. Rappelons que l’article 2 du traité CE vise d’abord le développement harmonieux, équilibré et durable des activités économiques, un niveau d'emploi et de protection sociale élevé, et une croissance durable et non inflationniste. La compétitivité ne vient qu’après (c’est d’ailleurs pour cela que le débat sur la Constitution européenne s’est cristallisé sur la modification de l’ordre d’importance de ces objectifs). Ces hésitations quant au rôle du droit de la concurrence sont exprimées par les spécialistes de la matière. Ainsi, pour C. Lucas de Leyssac, moins que la « concurrence » en elle même, le droit de la concurrence a pour objectif de mettre en place une « compétition » entre les acteurs .

Partant, une vision critique du droit de la concurrence nous amène à constater qu’il s’agit en fait d’une compétence de politique économique dont les autorités publiques nationales se sont déchargées au profit des autorités de régulation de la concurrence. Si l’on observe la façon dont ces autorités se servent de ce pouvoir, il nous semble que leur action s’inscrit dans un cadre idéologique : celui de l’analyse économique du droit. Ce courant s’est mis en place aux Etats-Unis dans les années 60 à l’université de Chicago à l’initiative d’économistes comme R. Posner, Downes, Dany Becker et Ronald Coase. Ces auteurs ont une approche utilitariste du droit : la fonction du droit est d’améliorer les interactions entre les individus. C’est une approche qui se veut scientifique, donc neutre et non philosophique. R. Coase a fait une analyse de la Common Law en ce sens. Il montre que la Common Law s’est construite presque exclusivement en fonction de l’efficacité économique. D’où son théorème : la distribution initiale des droits importe peu puisque le marché opère une réallocation en faveur de ceux qui maximiserons la possession de ces droits.

Selon nous, le droit de la concurrence est appliqué dans cette optique. Si le vrai but était la seule poursuite de la maximisation de l’intérêt du consommateur, cela condamnerait l’efficacité économique des bien des entreprises et créerait une nuisance sociale importante. Dans un domaine autre que celui de l’abus de position dominante, on prend en compte l’opportunité la notion de « progrès », et indirectement l’intérêt général, grâce à l’article 81 paragraphe 3 du Traité CE relatif aux ententes. Mais pour les abus de position dominante, tels que le refus de vente, aucun moyen légal similaire n’existe. Pourtant, la jurisprudence de la CJCE et du Conseil de la concurrence comporte de nombreux exemples où l’autorité de régulation prend des libertés avec les concepts de droit de la concurrence au nom du bon sens. Aux Etats-Unis, cette démarche s’appelle « Rule of Reason ». Elle n’est pas officiellement acceptée par les autorités de concurrence européennes qui continuent de maintenir l’idée que le droit de la concurrence est un corpus de règles cohérentes.

Mais on doit admettre qu'elle est en germe dans le droit communautaire. Dans l’avenir, l’article 82 devra être réformé. Un rapport de l’EAGCP, sorti en juillet 2005 et intitulé « An economic approach of Article 82 » note les faiblesses du système actuel et fait des propositions de réformes. Or, en substance, il s’agit de constater que, telles qu’elles sont prévues (et selon nous, heureusement pas appliquées), les règles de l’abus de position dominante peuvent être un frein au développement de l’innovation, et donc au profit du consommateur à terme. On note que selon les auteurs de ce rapport, « an economics-based approach will naturally lend itself to a « rule of reason » approach (…) ». Selon nous cette approche est déjà de mise, même implicitement dans certaines décisions, en particulier en ce qui concerne le droit d’auteur.

Par exemple, dans la décision rendue par le TPICE le 17 septembre 2007 et relative à l’affaire « Microsoft », le tribunal relève que la Commission a pris en compte l’impact négatif que pourrait avoir l’obligation faite à Microsoft de donner des licences sur ses spécifications d’interopérabilité (point n° 680). L. Idot avait mis en lumière qu’il s’agissait, d’une application de la Rule of Reason par la Commission (point n°783 de la décision de la Commission du 24 mars 2004). Certains passages de la décision de la Commission sont d’ailleurs tout à fait « coasiens » : « Article 82 must be read in the light of its underlying objective which is to ensure that competition in the internal market is not distorted (…) To maintain competitive markets so that innovations succeed or fail on the merits is an important objective of Community competition policy » (point n°978). Dans un avis du Conseil de la concurrence relatif à la commercialisation des droits sportifs (avis n° 07-A-07 du 25 juillet 2007), certains raisonnements nous paraissent aussi « coasiens ». La loi organise un monopole de la commercialisation des droits sur les rencontres sportives au profit des ligues professionnelles, à charge de répartir les gains de façon solidaire entre les clubs. Cette organisation parfaitement anticoncurrentielle (à l’étranger, les droits appartiennent aux clubs) est justifiée, aux yeux du Conseil par la nécessité de tirer le « meilleur rendement » des droits et d’assurer le « financement des clubs français » auxquels elle donne les moyens d’affronter plus efficacement la concurrence des autres clubs européens.

L’application du théorème au droit de la concurrence permet ainsi d’expliquer, selon nous, l’inconstance des décisions en la matière. Mais, en vertu de ce théorème, le droit d’auteur ne peut être considéré que comme un droit à rémunération. Il ne saurait être toléré un droit moral permettant de s’opposer discrétionnairement à la cession d'une licence. Si la répartition initiale du droit repose sur le principe qu’il appartient à celui qui a créé une œuvre originale, l’auteur n’a aucune place particulière : il doit être amené à céder son droit à l’opérateur qui l’exploitera mieux que lui. Il aura droit à une compensation mais pas à un contrôle sur l’œuvre.

Les autorités de la concurrence sont naturellement amenées à allouer le droit à l’opérateur qui semble capable de l’exploiter avec la meilleure productivité, afin de faire bénéficier la collectivité d’un coût moindre ou d’une prestation de meilleure qualité. C'est pourquoi nous affirmons qu’elles poursuivent un objectif « coasien ». Dans ces conditions, un droit moral exclusif et arbitraire devient un coût de transaction qui nuit à la société. Au final, ce n’est que dans la mesure où la législation du droit d’auteur ne parvient pas à procéder à une circulation des droits vers les opérateurs qui en assureront une exploitation optimale que le droit de la concurrence viendra contraindre l’usage de ce droit.

Romain Hazebroucq

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