lundi 5 novembre 2007

Revue de droit de la concurrence : Le droit d’auteur, le refus de vente et l’abus de position dominante


Précisions Tracklaws sur l'auteur
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Romain Hazebroucq est juriste en droit des affaires au cabinet d’avocats Kahn et Associés et chargé d’enseignement à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.

Il a obtenu le Master 2 Recherche « Droit des affaires et de l’économie » de l’université Paris 1 en 2006 et effectué son mémoire sous la direction de Pierre Sirinelli. Il est en outre diplômé du Magistère de Droit des Activités Economiques de Paris 1.

Il a été cofondateur en 2003 et codirecteur de la publication du journal Undix Juridique, journal juridique gratuit développé en partenariat avec Paris X et dont les articles sont écrits par les étudiants de ces deux universités.

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1 - Introduction : de l’huile sur le feu

Le 17 septembre dernier, le TPICE a validé la position de la Commission qui avait condamné, le 4 mars 2004, Microsoft et l’usage que cette firme faisait de ses droits de propriété intellectuelle pour abus de position dominante. Dans le feuilleton (qui dure depuis cinquante ans) des relations conflictuelles entre le droit d’auteur et le droit de la concurrence, cette décision n’est pas un coup de théâtre, bien au contraire, mais elle permet de conforter le tournant pris avec l’arrêt « Magill ». A cette occasion, le propriétaire de ces murs virtuels, à qui nous devons l’opportunité de publier cette série d’articles, a relevé les propos de Mario Monti, Président de la Commission à l’époque de sa décision, pour qui le droit de la concurrence permettait au final de préserver les intérêts du consommateur et l’innovation.

Cette idée rend compte de l’aboutissement de la réflexion sur la compatibilité entre le droit d’auteur et le droit de la concurrence. Elle s’accorde sur le leitmotiv de la doctrine qui prône la conciliation : « de fait, dans une vision simpliste, ces deux corpus juridiques tendent à s’opposer, les droits de propriété intellectuelle conférant à leur titulaire un monopole d’exploitation pouvant être contraire au droit de la concurrence. En principe, les deux domaines du droit que sont celui de la concurrence et celui de la propriété intellectuelle devraient pourtant converger, puisqu’ils ont en commun de contribuer à l’amélioration du bien être collectif » (P. Sirinelli et C. Crampes, Colloque du 2 mai 2006 « peer to peer : droit d’auteur et droit de la concurrence » Revue Lamy du droit de la concurrence mai-juin 2006, n°810, p175). La vérité serait donc que le droit d’auteur et le droit de la concurrence, au fond, visent le même objectif, parfois désigné comme l’intérêt collectif ou l’intérêt du consommateur (ces deux termes seraient donc synonymes ?).

Nous considérons pour notre part que cette conclusion est insatisfaisante. Elle conduit à penser que l’on a éteint le conflit. A notre sens, ce n’est pas le rôle du droit d’éteindre les conflits, mais de les organiser et d’en canaliser la fureur. La soumission des droits de propriété intellectuelle au droit de la concurrence induit un choc frontal entre deux logiques. D’un côté, le droit communautaire s’organise en deux strates : la libre circulation des marchandises qui permet d’instaurer une concurrence à l’échelle communautaire et la répression des ententes et des abus de position dominante qui organise cette concurrence et vise à multiplier les opérateurs offrant un même produit. De l’autre côté, le droit d’auteur s’articule autour de deux principes diamétralement opposés : la territorialité et l’exclusivité.

S’il ne s’agissait que du droit de la concurrence, au niveau microéconomique (celui des choix d’un opérateur individuel) on peut comprendre aisément la contradiction suivante : la concurrence conditionne l’existence du profit puisqu’elle permet à l’entreprise de développer ses activités, mais elle en limite le niveau par la suite. Tout moyen de se soustraire à cette concurrence est assimilé à un moyen de maximiser le profit à long terme et acquiert de ce fait de la valeur. Le droit fiscal va même jusqu’à considérer qu’un accord de non concurrence entre deux firmes constitue une immobilisation, donc un actif, dès lors qu’il permettait le gain de parts de marché et non la simple conservation d’une clientèle.

En comptabilité, les droits de propriété incorporelle figurent, dans le bilan d’une entreprise, dans la section des immobilisations incorporelles. Brevets, droit d’auteur mais aussi marques constituent la valeur comptable d’une entreprise au même titre que des immeubles, des moyens de production et autres biens matériels, du seul fait qu’ils ont un effet anticoncurrentiel. Dans l’arrêt « SIFE » du 11 août 1996, le Conseil d’Etat a considéré qu’un droit de propriété intellectuel était une immobilisation incorporelle à condition qu’il soit un « droit pérenne, source de revenu et cessible ». Ce qui rappelle la formule d’un arrêt de la Chambre civile du 25 juillet 1887 qui précise que le monopole accordé au créateur, puis à ses ayants droit, consiste dans « un privilège exclusif d’une exploitation commerciale temporaire ». Ce qui permet d’affirmer que ce droit exclusif se traduit systématiquement en un monopole d’exploitation. Le monopole induit un « surprofit » qui en fait tout l’intérêt et toute la valeur. Or, originellement, c’est en dénonciation de cette « rente » que le droit de la concurrence a vu le jour aux Etats-Unis.

Pour autant, la conciliation du droit de la concurrence avec le droit des brevets ou celui des marques ne pose pas de problème équivalent à ceux qu’entraîne la mise au pas du droit d’auteur au nom de la répression des pratiques anticoncurrentielles. Les législations nationales concernant la propriété industrielle ont été rédigées en intégrant à la base une logique économique. L’intrusion du droit de la concurrence a peut-être altéré cette logique, mais elle n’en a pas remis en cause la nature. Or en matière de propriété littéraire et artistique, le droit moral est un étendard sous lequel se range le romantisme contre la logique économique, l’exception française contre la mondialisation, la culture contre la marchandisation … C’est une controverse dont on ne peut faire l’économie, qui secoue les fondements du droit d’auteur et pose la question du rapport de l’individu à l’art, du rapport de la société à la culture.

Certes, le débat s’est peut-être fourvoyé tant ces données incitent les auteurs à prendre des partis pris radicaux. Cette dérive provient certainement des oppositions internes au camp du droit d’auteur et qui concernent notamment la consistance réelle du droit moral de l’auteur (droit personnel subjectif ou objectif ?). Cependant, il ne faut pas oublier que le droit de la concurrence est, à notre sens, un droit qui « se cherche » et revisite sans cesse ses fondements, pour la simple raison qu’ils proviennent de la science économique et que la pensée économique libérale (au sens économique du terme et non politique) a beaucoup évolué depuis 1957. Ce domaine nous dépasse, mais notons, pour illustrer ce fait, que le prix Nobel d’économie 2007 a été attribué aux américains Léonid Hurwicz, Erik S. Maskin et Robert B. Myerson pour leur théorie dite de « Conception des Mécanismes » (Mechanism Design Theory) qui décrit justement les interférences sociales et psychologiques qui déforment la conception classique de l’économie de marché. Or ces éléments de complexification ne sont pas encore assimilés par le droit de la concurrence, qui pourtant est la traduction juridique de la pensée économique libérale dans le droit.

Dans ces articles, nous voulons proposer une façon d’aborder cette controverse qui prenne en compte la complexité inhérente du droit d’auteur mais aussi du droit de la concurrence afin d’isoler au plus prêt possible les véritables points de friction et élaguer les faux débats. A cette fin, nous avons réduit notre champ d’examen à l’application de la notion d’abus de position dominante, et plus particulièrement à la pratique du refus de vente. En effet, l’incrimination du refus de vente pose plusieurs problèmes spécifiques quand elle est appliquée à l’utilisation que font les titulaires de droits de propriété littéraire et artistique sur les œuvres culturelles qu’ils exploitent.

Voici un échantillon de ces difficultés : le refus de vente, pour être considéré comme anticoncurrentiel, doit traduire l’intention d’exclure un concurrent du marché. Or, aussi bien en Europe qu’aux US, le problème se pose de trouver un test unique permettant de démontrer qu’un refus de vente procède d’une telle intention. Le « test du sacrifice du profit à court terme » a pour défaut d’aboutir à sanctionner les actes de recherche et développement ainsi que les dépenses de publicité. L’économiste R. Posner propose le « test de l’exclusion d’un concurrent autant voir plus efficace » mais comment évaluer l’efficacité potentielle d’un concurrent ? En matière de droit d’auteur, comment évaluer sa créativité potentielle ? (pour plus de détails sur cette question : François Lévêque « Quel test de preuve pour l’article 82 ? », Revue Lamy de la concurrence, n°11, avril/juin 2007, n°805)

Dans un premier temps, nous partirons de la jurisprudence actuelle pour examiner de quelle façon celle-ci peut permettre de trancher les conflits entre le droit d’auteur et l’abus de position dominante. Le programme sera le suivant :

2 - La menace « Magill » sur le droit d’auteur portant sur les biens culturels.
3 - Bloquer le raisonnement concurrentiel au stade de la qualification du « marché pertinent » : une fausse piste ?
4 - Relecture critique de la vraie nature du droit de la concurrence.
5 - Relecture critique du droit d’auteur : la déconstruction du droit d’auteur.
6 - Le talon d’Achille du droit de la concurrence : la notion de « justification objective ».

Dans un second temps, nous essaierons d’appliquer les méthodes dégagées au droit d’auteur tel que considéré dans sa diversité :

7 - Bases de données et logiciels.
8 - Œuvres littéraires et théâtrales.
9 - Audiovisuel et musique.

Le prochain article dressera donc un constat de la situation initiée par la jurisprudence récente.

Romain Hazebroucq

1 commentaire:

Calamo a dit…

Si le programme a l'air alléchant, j'ai particulièrement hâte de lire le 5e chapitre.

Quoi qu'il en soit, belle initiative !