mardi 27 mars 2007

L'article 34 des statuts SACEM : une fenêtre ouverte sur la gestion individuelle des droits musicaux

Le 20 janvier 1997 restera une date importante dans l'histoire de la musique électronique française, puisque c'est le jour de sortie du premier album du groupe Daft Punk intitulé "Homework", qui va rapidement devenir l'emblème de la French touch, musique house mélangée à des samples filtrés de funk ou de disco. Cet album va faire le tour du monde, propulsant ainsi Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem Christo, les deux membres fondateurs, au sommet de la gloire après quelques années d'un activisme musical plus discret. Un an et demi plus tard, un autre évènement de la carrière de Daft Punk, leur conflit avec la SACEM, a bénéficié d'une couverture médiatique bien moindre. Celui-ci portait principalement sur les conditions d'adhésion imposées aux auteurs par la société de gestion collective. Tracklaws souhaite aujourd'hui revenir sur les conséquences de cette action, trop souvent ignorées par les nouveaux adhérents.

L'article 34 des statuts de la SACEM, relatif aux apports des auteurs, distingue sept catégories de droits. En décembre 1996, les deux membres du groupe déposent une demande d'adhésion à la SACEM afin de lui confier, sur les territoires qu'elle gère, l'ensemble de leurs droits à l'exception de deux catégories : la catégorie 4 qui vise les droits de reproduction sur supports de sons et d'images, y compris le droit d'usage public de ces supports licités pour l'usage privé ainsi que le droit d'exécution publique, et la catégorie 7 qui couvre les droits d'exploitation résultant du développement technique ou d'une modification de la législation dans l'avenir. En août 1997, la SACEM donne une suite négative à leur demande en se fondant sur l'article 34 de ses statuts qui impose aux auteurs de confier à une autre société de gestion collective les droits non cédés à la SACEM. En l'état, cet article interdit donc purement et simplement la gestion individuelle des droits alors même que cette option est laissée aux auteurs par trois sociétés de gestion collective en Europe : SABAM en Belgique, IMRO en Irlande et PRS en Angleterre.

Parallèlement, la SACEM perçoit les redevances relatives à l'exploitation des droits du groupe. M. Bagalter et Homem de Cristo ont monté une société d'édition - Daft Music - et se sont associés à Delabel pour la diffusion de leurs oeuvres en France. Mais la société Delabel, qui a un contrat de cession et d'édition musicale avec le groupe, a apporté à la SACEM, sans réserve et à titre exclusif, la gestion des droits de représentation et de reproduction mécanique de toutes les oeuvres présentes et futures qu'elle édite. Les morceaux de Daft Punk font donc partie du catalogue de la SACEM alors même que l'adhésion est refusée à ses membres ! Courant 1998, la SACEM, souhaitant apurer ses comptes, verse à Delabel la somme de 2,4 millions de francs au titre des droits dont l'éditeur détient la copropriété. Cependant, les droits d'exécution publique en concert des deux auteurs, qui ont été perçus par la SACEM mais qui ne relèvent plus de Delabel, sont conservés dans le compte de gestion de la société de gestion collective puisque les auteurs ne sont pas membres.

Le 30 juillet 1998, l'avocat du groupe dépose une plainte devant la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne pour abus de position dominante, sur le fondement des articles 81 et 82 du Traité CE. Dans un mémoire complémentaire adressé le 28 octobre 1998, il estime que "les statuts de la SACEM, en empêchant les auteurs de gérer eux-mêmes certains droits, imposent des engagements non indispensables au vu de la réalisation de son objet social et entament de manière inéquitable la liberté de l'auteur". La Commission ne va s'intéresser qu'au grief relatif au refus d'adhésion des deux auteurs, estimant que la question de la perception et de la rétention des droits par la SACEM ne relève pas du droit de la concurrence, mais qu'il constitue un délit civil devant de ce fait être tranché par le juge national. Un accord a dû être trouvé entre les parties puisque l'affaire n'a pas été portée devant les tribunaux français à notre connaissance.

Concernant les conditions d'adhésion, la SACEM, certainement informée des intentions de la Commission dans cette affaire, va introduire une modification statutaire préalablement à toute décision. Un amendement approuvé par l'Assemblée générale le 13 juin 2000, vient compléter l'article 34 et prévoit que "nonobstant les stipulations du présent article, le Conseil d'Administration, sur demande motivée, peut accepter qu'un auteur, auteur-réalisateur, compositeur, éditeur ou son ayant droit, ne fasse apport de certains de ses droits à la société ou à une ou plusieurs autres sociétés d'auteurs. Sa décision doit être motivée". Malgré ce changement, l'avocat du groupe indique dans une lettre du 21 juin 2000 que la plainte est maintenue, notamment au vu de la procédure de validation par le Conseil d'administration qu'il estime toujours inéquitable. Mais la Direction générale de la concurrence ne donnera pas une suite favorable à sa demande, estimant que la nouvelle mouture de l'article 34 des statuts suffit à mettre un terme à l'abus, rendant alors l'article 81 du Traité CE inapplicable. Une affaire similaire a contraint la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) à modifier ses statuts en avril 2005, acceptant ainsi le fractionnement des droits apportés en gestion et la distinction entre trois types d'oeuvres (dramatiques, audiovisuelles, images).

La CJCE a précisé dès le 21 mars 1974, dans une affaire opposant la BRT à la SABAM, que les restrictions imposées aux auteurs étaient autorisées seulement si elles étaient justifiées par la nécessité pour les sociétés de gestion collective d'accroître leur force de négociation face à des acteurs puissants. En 2007, soit 33 ans après, il semble que la force de négociation de ces sociétés soit largement suffisante et les avancées vers plus de flexibilité offerte aux auteurs dans l'administration de leurs droits méritent d'être connues. Le recours à la gestion collective ne doit pas être une contrainte mais un avantage. Bien évidemment, certaines des restrictions imposées par les sociétés de gestion sont justifiées par le souci de mener à bien leur mission mais cela ne doit pas se faire au détriment de la liberté des auteurs, qui occupe une place fondamentale dans la conception française de la propriété littéraire et artistique.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Le comble de l'histoire est que les deux "turbulents" auteurs sont à nouveau membre de la SACEM pour l'intégralité de leurs droits...La flexibilité est probablement nécessaire, notamment en ce qu'elle représente une contrainte concurrentielle vis-à-vis de sociétés le plus souvent en position de monopole. Mais la gestion collective est, qu'on le veuille ou non, un système à caractère mutualiste. Elle représente un fragile point d'équilibre entre liberté et solidarité. les membres doivent donc avoir conscience qu'il ne peuvent tirer du système libéral, la liberté sans la responsabilité et du système de solidarité collective, l'assurance sans la contrainte. c'est à ce prix que la gestion collective continuera de permettre aux créateurs de jouir pleinement de leurs prérogatives.